On connait toutes ces livres pour enfants dont les couvertures paraissent désuètes et archaïques pour ne pas dire réactionnaires. Mais rester au stade de la couverture ne prépare pas du tout à la lecture de l’un des premiers numéros : Martine en voyage.
Trouvé dans une pile de livres d’une bibliothèque partant pour le pilon, cet exemplaire est très usé, recollé et réparé de nombreuses fois, preuve qu’il a été lu par des milliers d’enfants en quête de lectures agréables et distrayantes.
Dès la première page on croit rêver. Martine est vraiment stupide. Elle ne sait rien faire, c’est-à-dire rien de ce qu’on attend d’elle : "ni lire, ni écrire, ni compter". Cette première ligne contient les tares de Martine, son refus de s’instruire l’embarquant dans une aventure dont elle sera la victime. Victime de son refus d’apprendre ce que toute petite fille se doit d’apprendre en 1954.
Martine n’est pas seule dans son enfer. Il y a "encore plus étourdie", Cacao son amie, qui est une poupée. A l’époque "Poupée" était aussi un terme dont les hommes affublaient les femmes. C’est l’époque Banania, Cacao est noire.
S’emmerdant à mourir dans leur univers coercitif, où on veut faire d’elles des poupées dociles et savantes, Martine et Cacao décident de fuguer.
Prétextant des courses à la ville voisine, elles font leur valise et disent au revoir à leurs amis les jouets.
Evidemment, en 1954, c’est Cacao qui porte la valise, un foulard sur la tête. Martine s’est habillée pour l’occasion et "on voit danser son ombrelle au-dessus de son chapeau de paille garni de cerises". Pensait-on sérieusement apprendre à lire aux petites filles avec des phrases pareilles ?
Ne pouvant pas lire les panneaux indicateurs, ne pouvant pas compter les croisements et routes, elles se perdent où ?
Comme Blanche-Neige avant elles, Martine et Cacao se perdent dans la forêt. Mais là où Blanche-Neige a trouvé un havre de paix loin de sa marâtre, Martine et Cacao trouvent pire que leur enfer domestique. Elles sont moquées par les oiseaux, les écureuils et lapins, qui sont pourtant, d’habitude, les plus sympas des animaux. Elles pleurent et veulent rentrer chez elles, on les comprend, on a peur pour elles au fond de la forêt. Pourrait passer un loup et on se referait le petit chaperon rouge.
Heureusement, elles tombent sur une lapine sympa qui les ramène chez elles. Elles sont accueillies par maman et tiens, c’est marrant, que des jouets masculins : le lapin, le soldat et l’ours en peluche. Terrorisées à l’idée de ce qui attend une petite fille lorsqu’elle quitte la maison sans savoir le minimum, elles apprendront leurs leçons et "prendront beaucoup de plaisir à lire les écriteaux". Pour Cacao, un seul impératif, réussir à dire son prénom.
On peut sourire, se demander à quoi bon revenir sur des livres qui sont partis au pilon, et donc, qui ne tomberont plus dans des mains innocentes, qu’à l’heure actuelle, on est tous armés pour lire à travers les lignes, d’ailleurs n’a t-on pas fait un procès à Hergé pour le racisme contenu dans Tintin et notamment Tintin au Congo ?
En lisant ces quelques pages, on se rend compte des images des petites filles et des femmes qui étaient véhiculées et quel rôle social on attendait d’elles en 1954. On peut mieux évaluer l’ampleur des luttes féministes, ce contre quoi elles s’élevaient, la dureté du combat qu’elles ont du mener, face à des idées et valeurs qui imprégnaient chaque strate de la société, jusque dans les livres pour enfants. Et les enfants qui ont lu ces livres, qu’on a nourri d’idées sexistes et racistes sont ceux qui nous ont fait l’école, ont été nos profs et sont aujourd’hui au pouvoir.
Toutes les couvertures de Martine
Merci à Sophie P !!!