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LA COMEDIE HETEROSEXUELLE

jeudi 16 mai 2013, par Sophie

P.20 à 24 de "HUMAIN, INHUMAIN, le travail critique des normes. Entretiens" de JUDITH BUTLER. Paru aux editions amsterdam en 2005. 15€ pour de la philosophie accessible.


"Radical Philosophy (1) : C’est sans doute le moment d’aborder la question de l’hétérosexualité.

Judith Butler : Je ne sais pas grand-chose de l’hétérosexualité !(2)

R.P : Ne vous inquiétez pas, il s’agit d’une question théorique. Vous avez affirmé que si les hétérosexuels peuvent apprendre quelque chose du tandem gay/lesbienne, c’est que l’hétérosexualité est à la fois un système coercitif et une comédie inévitable. Pourriez-vous nous en dire plus sur le fait qu’elle est inévitablement une comédie ?

J.B : Il y a peut-être un lien entre anxiété et répétition qu’il faudrait mettre en évidence. Je pense que l’une des raisons pour lesquelles l’hétérosexualité doit se réélaborer, se reproduire elle-même rituellement en tout lieu, c’est qu’elle doit surmonter le sentiment de sa propre fragilité constitutive. La performance doit être repensée en tant que reproduction rituelle, dans les termes de ce que j’appelle maintenant "performativité".

R.P : Qu’est-ce qui engendre cette fragilité ?

J.B : Pourquoi cette fragilité ? Eh bien, c’est une manière assez curieuse d’être au monde. Car enfin, comment se fait-il - Freud se pose la même question dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité - que cet être polymorphe, ou du moins bisexuel, organise sa sexualité de manière à la centrer exclusivement sur les membres du sexe opposé et à avoir avec eux des relations sexuelles génitales ?

R.P : Vous donneriez donc plutôt à cette question une réponse psychanalytique. Nous aurions pensé que votre réponse serait plutôt foucaldienne. Ce que vous venez de dire s’applique-t’il également à toutes les catégories sociales ?

J.B : Non, cela s’applique à toutes les positions sexuelles. La norme de l’hétérosexualité n’est pas la seule qui soit fragile. Toutes les normes sexuelles le sont. Je crois que toutes les positions sexuelles sont fondamentalement comiques. En disant "Je ne peux désirer que X ", vous créez, du fait même que vous donnez un caractère exclusif à votre désir, tout un ensemble de positions impensables du point de vue de votre identité. Or, il me semble que l’une des dimensions essntielles de la comédie surgit lorsque vous vous retrouvez à adopter une position dont vous venez juste de dire qu’elle était impensable. C’est trés amusant. Il y a là une forme de subversion de soi formidable.

Lors des débats télévisés qui ont eu lieu à propos de la place des gays dans l’armée américaine, un sénateur s’est levé et a dit, en riant : "Je dois avouer que je ne sais pas grand-chose de l’homosexualité. Je crois qu’il n’y a rien au monde que je connaisse aussi peu que l’homosexualité." C’était là un aveu clair et net de son ignorance de ce qu’est l’homosexualité. Il s’est ensuite immédiatement lancé dans une diatribe homophobe qui suggérait que les homosexuels ne se rencontrent que dans les toilettes publiques, qu’ils sont maigres, qu’ils sont du sexe masculin, etc. Ce sénateur avait donc apparemment une relation obsessionnelle à l’homosexualité- dont bien sûr il ne savait rien. Il est clair que cette personne, qui prétendait ne rien connaitre de l’homosexualité, était en fait complètement obnubilée par elle.

Je ne crois pas que ces exclusions puissent être indifférentes. Certains ne seront pas d’accord et diront : "Mais voyons, certaines personnes sont simplement indifférentes. L’homosexualité peut laisser indifférent un hétérosexuel. Ce que font les autres n’est pas trés important. Je n’y pense pas vraiment, ça ne m’excite pas, ça ne me choque pas non plus. Je suis simplement neutre sur le plan sexuel à cet égard." Je n’y crois pas . Je crois qu’élaborer une position sexuelle, ou que reciter une position sexuelle, implique toujours d’être hanté par ce qui est exclu. Et plus la position est rigide, plus le spectre sera considérable, plus il sera menaçant. Je ne sais pas si c’est foucaldien. C’est sans doute un point de vue inspiré par la psychanalyse, mais l’important n’est pas là pour moi.

R.P : Est-ce que ce que vous venez de dire vaut aussi bien pour les relations entre homosexuels ?

J.B : Oui, absolument.

R.P : Même si les choses se jouent différemment...

J.B : Oui, le problême se pose d’une autre façon, particulièrement délicate. Quand un jour, au cours d’une conférence que je donnais, une femme s’est levée pour dire : "J’ai survécu au féminisme lesbien, et j’ai encore du désir pour les femmes", j’ai trouvé que c’était vraiment une formule magnifique ; l’émergence, au sein de certaines communautés féminstes lesbiennes, de l’exigence normative d’avoir une sexualité spécifiquement et radicalement lesbienne, a posé un vrai problème. (Bien sûr, ce n’était pas là la seule position féministe lesbienne, mais c’était l’une d’entre elles.) Tout dans vos relations sexuelles avec des femmes devait spécifiquement relever spécifiquement d’une relation entre femmes. Rien ne devait évoquer l’hétérosexualité. Au départ, cela signifiait notamment que le pénétration était taboue. Récemment, on s’est intérrogé à propos des rapports de domination et de soumission, du sadomasochisme, de la pornographie, de l’exhibitionnisme, des godemichés, et d’un certain nombre de pratiques fétichistes. La question est : ces pratiques sont-elles straight ou peuvent-elles être gays ? Parce que nous ne voulons pas donner l’impression d’emprunter, de copier ou de mimer la culture hétérosexuelle.
On pourrait dire qu’en cela je suis hégelienne : je crois que l’on est défini autant par ce que l’on n’est pas que par la position que l’on occupe explicitement. Il y a une interrelation constitutive. Les lesbiennes fragilisent leur communauté politique en insistant sur l’irréductibilité radicale de leurs désirs. On peut dire qu’il y a des structures hétérosexuelles à l’oeuvre dans les scènes gays et lesbiennes, mais que ce n’est pas là une forme de cooptation de l’homosexualité par l’hétérosexualité. C’est bien plutôt la reterritorialisation de l’hétérosexualité au sein de l’homosexualité."

Notes :

1 : "Le genre comme performance" a été publié dans Radical Philosophy (n°67, été 1994, p.32-34)

2 : C’est moi qui souligne.


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L'avis FFF:

Article paru en juillet 2007, aux débuts de Foleffet. Déjà grande Foleffet, non ?
En tout cas, je ne me lasse pas de lire et relire Butler. Surtout après la loi pour le mariage "pour tous" et face à toute cette haine anti homo/trans/lesbo.

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